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  • La boucle des spongiaires


    Trevaly
    • Souvent symbolisés par l’image d’une oasis dans le désert, les récifs coralliens abritent une biodiversité jamais égalée au niveau marin et ne sont supplantés, en nombre d’espèces (mais pas de genres), que par la forêt amazonienne. Cette extraordinaire biodiversité est principalement le fruit d’une histoire évolutive, longue d'au moins 200 millions d’années, d’une structuration spatiale tridimensionnelle complexe et d’une fragmentation écologique importante.

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    1. Publication

    Ces caractéristiques ont conduit à la création d’une multitude de niches écologiques permettant d'utiliser les ressources disponibles de façon optimale. L’image d’une oasis dans le désert fait également référence à la forte productivité de cet écosystème. Cependant la production dite nette (ce qui peut être simplifié par "ce qui est rejeté et mesurable dans le milieu") est proche de zéro, malgré une croissance forte (production) des producteurs primaires que sont les algues et les coraux.

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    Halisarca caerulea, éponge rencontrée dans les zones cryptiques des récifs de l'Atlantique.

    Algues et coraux sont donc les principaux producteurs primaires de cet écosystème et ils relâchent chaque jour dans le milieu jusqu'à 50% du carbone qu'ils ont fixé (via la photosynthèse). Ces rejets s'effectuent sous forme de Matière Organique Dissoute (MOD ; 80% des rejets effectués se dissolvent immédiatement dans l'eau de mer) les fameuses sources de carbones et d'azotes organiques dont nous parlons si souvent. D'un point de vue bilan énergétique ces rejets représentent une source majeure de nutriments pour l'écosystème récifal.

    Définitions

    Les éponges sont des organismes multicellulaires filtreurs. Elles sont constituées de pores inhalants et exhalants qui se connectent à une chambre contenant des cellules flagellées, les choanocytes. Caractéristiques de ces organismes, ces cellules vont créer, grâce à leur flagelle, le courant d'eau nécessaire à la filtration. Le corps des éponges est une masse non vivante entourée de deux couche de cellules, le pinacoderme (face à l'eau de mer) et le choanoderme face au "squelette".

    La matière organique dissoute (MOD) représente l'ensemble des molécules en solution dans l'eau de mer, qui proviennent soit de la dégradation d'organismes morts, soit de l'excrétion de molécules par des organismes vivants. Dans notre cas, la MOD est en partie issue de la sécrétion constante de mucus par les coraux. Ce mucus est riche en sucre et va très rapidement se dissoudre dans l'eau et former de la MOD. La MOD est invisible à l'œil nu ou au microscope. 

    La matière organique particulaire (MOP) est constituée des particules organiques, mortes ou vivantes, en suspension dans l'eau ou à la surface des sédiments. La MOP est visible à l'œil nu pour les plus grosses particules ou au microscope pour les plus fines.

    En milieu pélagique, le même phénomène est observable, les producteurs primaires rejettent une grande partie du carbone fixé sous forme de MOD. Dans cet écosystème, cette MOD est recyclée par ce que l'on appelle la boucle microbienne. Ainsi les bactéries constituant cette boucle vont consommer cette MOD et permettre (en étant mangées) de faire ré-entrer dans la chaîne trophique cette MOD qui serait sinon "perdue". Il existe bien évidemment au sein des récifs une boucle microbienne similaire (d'où les réacteurs à bactéries) mais les données scientifiques actuelles montrent que l'efficacité, autrement dit les flux de nutriments qui transitent par cette boucle sont bien trop faibles pour expliquer la quasi absence de MOD mesurable sur un récif en bonne santé. La question est donc de savoir comment cette MOD est ré-introduite dans la chaîne trophique et transférée aux maillons supérieurs (consommateurs secondaires autrement appelés hétérotrophes).

    C'est avec un article de Jasper de Goeij, Dick van Oevelen, Mark J. A. Vermeij, Ronald Osinga, Jack J. Middelburg, Anton F. P. M de Goeij et Wim Admiraal (Université d'Amsterdam, Institut de recherche marine de Yerseke, Université de Wageningen, Université de Budapest et Université de Maastricht) : Surviving in a marine desert : The sponge loop retains resources whitin coral reefs, publié dans la prestigieuse revue Science (volume 342, issue 108, page 108-110), que nous allons tenter, au travers de cet Actubiorecif, de comprendre où passe cette MOD et comment améliorer son recyclage au sein de nos aquariums.

    1.1. Introduction

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    Assemblage de diverses espèces d'éponges ayant colonisé une cavité artificielle immergée à 15 m de profondeur. Photo prise 8 mois après immersion.

    Récemment, les zones cryptiques (sans lumière) du récif telles que les failles, grottes, surplombs, crevasses..., ont été identifiées comme étant de véritables puits de MOD, c'est à dire une zone où il y a consommation de cette dernière. En Atlantique, cette consommation égale la valeur de production journalière de MOD alors que dans l'Indo-Pacifique celle-ci représente environ seulement 50 % de la production. De façon surprenante, il est d'ailleurs important de prendre conscience qu'en terme de volume, ces zones cryptiques peuvent représenter jusqu'à 66 % du volume du récif. Que ce soit dans l'Indo-Pacifique ou l'Atlantique, ces zones cryptiques sont principalement occupées par des éponges qui jouent ici le rôle "d'épurateurs" en consommant la MOD avec une efficacité déroutante. En effet, en se basant sur ce que l'on peut observer sur un récif, une population d'éponges récifales consomme en 30 minutes ce que consommeraient en 30 jours la population bactérienne correspondante. Cependant, les taux de croissance, proche de zéro, des éponges habitant ces zones cryptiques ne sont absolument pas en adéquation avec ce que l'on peut attendre d'une telle consommation de MOD. En toute logique, cette croissance devrait représenter un doublement de la biomasse tous les 3 jours, ce qui suggère une perte de biomasse journalière très importante.

    Cette perte rapide ou du moins ce remplacement rapide de biomasse (turn-over) peut s'expliquer par le taux de division extrêmement élevé des choanocytes (cellule ciliée créant le courant nécessaire à la filtration et se divisant toutes les 5 à 6 heures). Ainsi, l'éponge fabrique de nouvelles cellules filtrantes en permanence et rejette dans le milieu les vieilles cellules sous forme de matière organique particulaire (MOP) et donc non dissoute.

    1.2. Objectifs de l'étude

    Dans leurs articles, les auteurs proposent de tester l'hypothèse que cette MOP permet de fixer la MOD, mais surtout de la transférer (réinjecter) dans la chaîne trophique aux maillons supérieurs qui sont dans le cas présent, les détritivores. Ces détritivores, petits et grands, seront à leur tour consommés par des prédateurs plus gros... et ainsi de suite, ce qui bouclera la boucle.

    1.3. Principaux résultats

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    Scopalina ruetzleri, éponge rencontrée dans les zones cryptiques des récifs de l'Atlantique.

    Afin de tester cette hypothèse dans son ensemble, les auteurs ont tout d'abord confirmé en milieu contrôlé que quatre espèces communes d'éponges (Halisarca caerulea, Haliclona implexiformis, Chondrilla caribensis et Scopalina ruetzleri) étaient à même de consommer la MOD. Suite à cette consommation, les quatre espèces d'éponges ont converti en MOP, en trois heures, 11 à 24 %  du carbone et 18 à 36 % de l'azote consommés précédemment sous forme de MOD. Les meilleurs convertisseurs étant H. implexiformis et S. ruetzleri. Sans éponge, la même expérience n'a permis la conversion que de 4 % de la MOD en MOP.

    Par la suite, la MOP produite par les éponges a été récupérée et mise en présence de sédiments issus des zones cryptiques et contenant leur faune naturelle, constituée de divers organismes fouisseurs tels que vers, crustacés, mollusques... Un deuxième lot de sédiments a été enrichi avec des macro-détritivores (bernard l'hermites, crabes, escargots). Après six heures d'incubation, la MOP issue des éponges avait été consommée et assimilée sous forme de carbone par 17 des 28 spécimens présents dans chaque expérience d'incubation, et sous forme d'azote par 23 spécimens sur 28.

    Boucles de recyclage des matières organiques particulaires et dissoutes
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    Schéma synthétique des flux de matières qui transitent par les deux principales boucles recyclant et maintenant la MOD et MOP dans la chaîne alimentaire. Par simplification, les flux initialement exprimés en mmol de C/m2/jour ont été ici transformés en pourcentage de MOD et MOP. Schéma modifié à partir de de Groeij et al. 2013.

     

    Pour finir, une expérience grandeur nature rendue possible par l'isolement de deux cavités récifales a confirmé l'ensemble des résultats précédents. En résumé, 12 à 24 heures après l'incubation avec de la MOD traçable, cette dernière atteignait son taux maximum au niveau de la MOP issue des éponges. Cette MOP a par la suite été transférée aux détritivores en 45 heures. Au cours de cette expérience, il a été démontré que moins de 2 % de la MOD initialement introduite se retrouve à la surface des sédiments ou dans le bactérioplancton.

    2. Et le Récifal dans tout ça ?

    Nous sommes tous et en permanence à la recherche du mode de maintenance optimal qui permettra le maintien de notre micro-écosystème sur le long terme. Une des voies menant à la réussite réside dans une gestion optimale des nutriments dans nos milieux clos. Afin d'être optimale, cette gestion nécessite dans l'absolu d'obtenir une extraction égale à la part non consommée des entrants. Les ustensiles, plus ou moins biologiques, que nous avons a disposition aujourd'hui pour y arriver sont nombreux : pierres vivantes, écumeur, RAB, couche de sable épaisse, résines, zéolite, méthode VSV, etc.
    Au travers de cet article, on peut très concrètement se demander si ces fameuses zones cryptiques abritant les éponges sont suffisamment représentées dans nos aquariums et quand elles le sont, si elles sont bien utilisées. Les refuges cryptiques ont fait leur apparition il y a de nombreuses années mais semblent en nette régression aujourd'hui. Cependant, en abritant cette faune de spongiaires ô combien consommatrice de MOD, ils pourraient bien être une clef de plus pour atteindre le Graal.

    Eponges parfois importées avec les pierres vivantes
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    Haliclona permollis
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    Espèce indéterminée
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    Éponge encroutante indéterminée
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    Collospongia auris
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    Halichondria sp.
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    Clathrina clathrus
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    Sycon sp.
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    Cliona sp.

    L'article ci-dessus montre pourtant bien que les éponges ne sont qu'une étape dans le cycle de la matière organique. Un refuge cryptique riche seulement en éponges ne peut donc se suffire à lui-même. En effet, sans chaînon trophique supérieur pour consommer et donc biologiquement immobiliser la MOP, le recyclage effectué par les éponges serait sans effet. Il semble donc indispensable d'adjoindre a ces refuges, ce que l'on pourrait appeler les macro-détritivores tels que bernard l'hermite, ophiures, crabes et autres crevettes.
    Se pose ensuite la question de l'extraction, car si cette MOP est consommée par les détritivores, il faudra bien un jour ou l'autre extraire les détritivores. La solution n'est finalement peut être pas uniquement biologique mais résidera dans un subtil mélange entre biologie et technique. En s'inspirant du principe du RAB, on peut imaginer extraire directement la MOP ou la micro faune produite dans le refuge via l'écumeur ou par filtration mécanique. Il reste à savoir si cela est envisageable dans un refuge cryptique ou si le RAE, réacteur à éponges dont l'éluat sera traité par un écumeur, sera un de nos outils de demain. 

    Détritivores d'aquariums d'eau de mer
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    Amphipodes
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    Isopode
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    Copépodes
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    Crabe espèce indéterminée
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    Ver espèce indéterminée
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    Buccinulum corneum
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    Holoturia edulis
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    Ophioderma longicauda
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    Calcinus tibicen
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    Paractaea monodi
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    Lysmata amboinensis
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    Palaemon sp.

    3. Principe expérimental (pour les plus motivés)

    Dans cet article, les auteurs ont utilisé une méthode très simple pour suivre et quantifier les transferts de matière entre les différents compartiments biologiques. Comme pour tous les éléments chimiques, le carbone et l'azote existent sous forme radioactive (C13 C14, N13...). Ces formes sont identifiables, aisément quantifiables et avec précision. Les auteurs ont donc tout simplement effectué des incubations d'éponges en utilisant des MOD enrichies en carbone et azote radioactifs. Il suffit par la suite de mesurer le rapport entre le carbone radioactif et le carbone non radioactif (idem pour l'azote), dans les différents compartiments biologiques d'intérêt, pour évaluer les flux de matière entre eux.

    Jérémie VIDAL-DUPIOL

    Article publié par Cap Récifal le 20 décembre 2013 avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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